Chapitre 37

 

Alors que Dalton Campbell allait plonger sa plume dans un encrier, il aperçut les jambes de la femme qui entrait dans son bureau sans prendre la peine de se faire annoncer. À l’épaisseur des chevilles, il reconnut Hildemara Chanboor avant même d’avoir levé les yeux. S’il existait des jambes féminines moins séduisantes que celles de l’épouse du ministre, il n’avait jamais eu le déplaisir de les voir.

Dalton posa sa plume, se leva et sourit.

— Dame Chanboor, entrez, je vous en prie.

Dans le premier bureau, Rowley était déjà sur le pied de guerre malgré l’heure matinale, au cas où Campbell aurait besoin de convoquer d’urgence les messagers. Il n’en avait pas l’intention jusque-là, mais la visite d’Hildemara risquait de le faire changer d’avis.

Pendant qu’elle fermait la porte, Dalton alla tirer une chaise confortable qu’il installa devant son bureau. Dans sa robe en laine couleur paille, Hildemara semblait d’une pâleur un rien maladive.

Elle jeta un coup d’œil à la chaise mais ne s’assit pas.

— Je suis ravi de vous voir, dame Chanboor !

— Dalton, ne pouvez-vous pas oublier un peu le protocole ? Nous nous connaissons assez pour que vous m’appeliez « Hildemara ». (Campbell ouvrit la bouche pour remercier sa visiteuse, mais elle ajouta :) En privé, bien entendu.

— Cela va sans dire Hildemara…

Dame Chanboor n’entrait jamais dans un bureau pour parler de sujets triviaux tel que le travail. Son arrivée annonçait toujours une tempête, et il avait bien l’intention de ne pas se laisser emporter.

Malgré l’entrée en matière engageante d’Hildemara, il jugea plus prudent de ne pas s’aventurer davantage sur la voie de l’« intimité ». Un ton courtois mais formel ferait parfaitement l’affaire.

Hildemara fronça les sourcils, comme si elle venait de remarquer quelque chose de troublant. Puis elle tendit la main pour chasser sur l’épaule de Dalton un grain de poussière très probablement imaginaire. Dans les rayons de soleil qui filtraient de la fenêtre, les bagues et le collier de rubis de dame Chanboor étincelaient à en devenir aveuglants. S’il n’était pas aussi vertigineux que ceux des invitées du banquet, le décolleté de la femme de Bertrand en montrait déjà beaucoup trop au goût de l’assistant.

Avec une légèreté toute féminine, Hildemara élimina le grain de poussière – ou fit parfaitement semblant – puis lissa le tissu du pourpoint de Dalton. Satisfaite du résultat, elle serra doucement l’épaule de l’assistant et retira sa main.

— Dalton, vos épaules sont magnifiques ! Fermes, musclées et pourtant si douces. Votre femme a beaucoup de chance…

— Merci, Hildemara, répondit Campbell, bien trop prudent pour s’aventurer sur ce terrain-là.

— Oui, beaucoup de chance, répéta dame Chanboor, rêveuse.

Sa main vola jusqu’à la joue de l’assistant, qu’elle frôla langoureusement.

— Votre mari aussi peut se féliciter, Hildemara.

L’épouse de Bertrand gloussa stupidement.

— Il collectionne les bonnes fortunes, c’est exact. Mais comme il le dit lui-même, ce qu’on tient pour de la chance est souvent le résultat d’un entraînement rigoureux…

— De profondes et sages paroles, Hildemara.

Dame Chanboor repassa à l’assaut, cette fois sous prétexte d’arranger le col de l’assistant. Dans le même mouvement, elle lui effleura la nuque puis le lobe d’une oreille.

— J’entends dire partout que votre femme vous est fidèle.

— J’ai ce bonheur, ma dame.

— Et que vous lui faites la même grâce.

— Je tiens à elle et respecte les vœux que nous avons prononcés.

— Comme c’est pittoresque !

Avec un sourire enjôleur, Hildemara pinça la joue de Dalton, qui trouva l’expérience plus douloureuse qu’érotique.

— Un de ces jours, très cher, j’espère vous convaincre d’être un peu moins rigoriste. Si vous voyez ce que je veux dire…

— Si une femme pouvait me faire changer d’avis, ce serait vous, n’en doutez pas.

— Dalton, quel homme hors du commun vous êtes ! s’écria Hildemara.

Ravie, elle tapota la joue de l’assistant.

— Venant de vous, le compliment me va droit au cœur…

Dame Chanboor se rembrunit soudain. Après son petit numéro, elle entendait passer aux choses sérieuses.

— Vous avez frisé le génie, en ce qui concerne Claudine Winthrop et le directeur Linscott. Cette façon de faire d’une pierre deux coups m’a éblouie !

— Je m’efforce toujours de satisfaire le ministre et sa charmante épouse.

— Une épouse, Dalton, qui fut plus qu’humiliée par les calomnies de cette langue de vipère.

— C’est du passé, et je doute que…

— Débarrassez-moi d’elle, Dalton !

— Pardon ?

— Vous êtes sourd. Qu’elle disparaisse !

Campbell se redressa et croisa les mains dans son dos.

— Puis-je savoir pourquoi vous me demandez de prendre des mesures si radicales ?

— Les galipettes de mon mari le regardent. Il est ainsi fait, et rien ne le changera, sinon la castration. Mais je ne permettrai pas qu’une garce me fasse passer pour une idiote aux yeux de tout le ministère. Fermer les yeux est une chose. Être l’objet de moqueries en est une autre.

— Hildemara, Claudine n’avait pas l’intention de vous nuire, j’en suis certain. D’ailleurs, comment y serait-elle parvenue, quand on vous connaît comme je vous connais ? Elle visait Bertrand, et lui seul. Quoi qu’il en soit, soyez assurée qu’elle ne parlera plus. Et de toute façon, aucun directeur ne l’écoutera.

— Dalton, vous tentez de me rassurer, et c’est d’une rare galanterie.

— C’est la vérité, Hildemara, et vous devez comprendre que…

Dame Chanboor saisit de nouveau le col de Dalton. Sans douceur, cette fois.

— Des tas d’imbéciles vénèrent Claudine parce qu’ils ont gobé qu’elle s’était penchée sur le sort des hommes privés d’emploi et de leurs enfants affamés. Ils font la queue devant sa porte pour quémander l’une ou l’autre faveur.

» Cette popularité est dangereuse, car elle donne du pouvoir à cette garce. Souvenez-vous qu’elle a accusé Bertrand de l’avoir prise de force. Violée, pour appeler un chat un chat !

Dalton savait où Hildemara voulait en venir. Mais il tenait à la forcer à dire clairement les choses. Ainsi, le cas échéant, il aurait davantage d’armes contre elle, s’il lui prenait l’envie de nier, voire de le jeter en pâture aux loups pour atteindre plus facilement l’un ou l’autre de ses objectifs. Ou pis encore, s’il tombait en disgrâce pour avoir heurté sa susceptibilité.

— Une accusation de viol n’aurait aucun effet sur la population, dit-il, jouant l’avocat du diable. Présenter cet acte comme la prérogative d’un homme de pouvoir sans cesse sous pression serait un jeu d’enfant. Personne ne tiendrait rigueur à Bertrand d’une incartade qui, somme toute, n’a pas vraiment fait de victime. Et je n’aurais aucun mal à démontrer que le ministre est au-dessus des lois qui s’appliquent au commun des mortels.

Hildemara serra plus fort le col de Campbell.

— Et si Claudine était invitée à témoigner devant le bureau de l’Harmonie culturelle ? Les directeurs redoutent le talent et le pouvoir de Bertrand, et ils sont également jaloux de moi. S’ils sont malins, ils prendront la défense de Claudine en arguant que ce viol, s’il échappe à la loi, est une offense à la face du Créateur.

» Cela suffira pour barrer à Bertrand la route du trône. Si les directeurs s’unissent, ils peuvent nous mettre à genoux ! Nous devrons tous nous chercher de nouveaux appartements avant d’avoir compris ce qui se passe !

— Hildemara, vous…

— Dalton, je veux qu’on la tue !

Campbell pensait depuis toujours que les qualités d’âme d’une femme ordinaire pouvaient compenser ses défauts physiques. Avec Hildemara, c’était exactement l’inverse. Son despotisme et sa haine de tous ceux qui faisaient obstacle à ses ambitions occultaient ce qu’elle pouvait avoir de – plus ou moins – attirant.

— Si c’est ce que vous voulez, Hildemara, ce sera fait, n’ayez aucune crainte, (Dalton écarta doucement de son col les mains de la tigresse.) Vous avez des… hum… exigences particulières ?

— Oui, pas de faux accident, cette fois ! Je veux que cet assassinat ressemble à un assassinat ! La leçon ne servira à rien si les autres conquêtes de mon mari ne la comprennent pas. Il faut que ce soit sanglant, Dalton ! Une boucherie qui force ces gourgandines à ouvrir les yeux ! Pas de poison qui la fera mourir paisiblement dans son sommeil !

— Je vois…

— Bien entendu, nous devrons paraître plus innocents que l’agneau qui vient de naître. Pas question que les soupçons se portent sur les services du ministère ! Mais il faut que tous ceux qui voudraient calomnier Bertrand reçoivent clairement le message.

Dalton avait déjà à l’esprit un plan parfait. Personne ne songerait à un accident, l’affaire serait des plus sanglantes, et il savait déjà quels coupables désigner du doigt, si ça s’imposait.

Les arguments d’Hildemara, il devait l’admettre, ne manquaient pas de poids. Le ministre avait montré le tranchant de sa hache aux directeurs, qui pouvaient être tentés de se défendre…

Claudine n’était pas totalement neutralisée. La laisser en vie ne serait pas raisonnable. Il le regrettait, mais ça ne souffrait pas de contestation.

— Il en sera fait selon vos désirs, Hildemara.

Dame Chanboor en retrouva aussitôt le sourire.

— Vous n’êtes pas avec nous depuis longtemps, Dalton, mais je respecte déjà vos compétences et votre… souplesse. Si Bertrand a une qualité, c’est bien l’art de choisir ses collaborateurs. Sans ce talent-là, le pauvre serait obligé de se charger lui-même du travail, et cette corvée l’éloignerait tragiquement des croupes féminines qu’il convoite à longueur de journée.

» Quant à vous, je me doute que vous n’avez pas réussi une carrière aussi fulgurante sans recourir de temps en temps à des mesures extrêmes…

Hildemara savait tout de son passé, c’était évident. Sinon, elle ne se serait pas adressée à lui pour cette mission si… particulière. Et elle n’était pas à court d’hommes de main.

En même temps, elle lui donnait l’occasion d’ajouter un nouveau fil à sa toile.

— Vous m’avez demandé une faveur, Hildemara, et elle est parfaitement dans mes cordes.

Il ne s’agissait pas d’une « faveur », mais d’un ordre, et aucun des deux n’était dupe. Mais il entendait impliquer autant que possible dame Chanboor dans la… liquidation… de Claudine.

Avoir commandité un meurtre était bien plus grave qu’un viol, si méprisable fût-il. Et un jour, Dalton pouvait bien avoir besoin qu’elle lui rende un service d’une nature tout aussi exceptionnelle.

Hildemara sourit et prit entre ses mains le visage de l’assistant.

— Je savais que vous étiez l’homme de la situation ! Merci beaucoup, Dalton.

Campbell hocha humblement la tête.

L’expression de dame Chanboor s’assombrit comme si un banc de nuages venait de passer devant le soleil de son sourire.

Ses mains glissèrent jusqu’au menton de Campbell, qu’elle souleva d’un seul index.

— N’oubliez pas un détail, très cher : s’il n’est pas en mon pouvoir de castrer Bertrand, je peux vous faire subir ce sort dès que ça me chantera !

— Ma dame, croyez que je me garderai de vous donner une raison de sortir votre couteau, lâcha Campbell avec un sourire.

L'Ame du feu - Tome 5
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